Expatriés : la Tunisie sollicite leur argent, snobant leurs « misères » et contingences
Ces expatriés, ces « vaches à lait » pour les politiques, comptent plus de deux millions d’individus (20–25 % de la population) et restent dans l’angle mort de l’ tat, de ses politiques et de ses médias. Depuis lundi dernier, plus de 220 Tunisiennes et Tunisiens sont sur le carreau, bloqués, sans prise en charge, à l’aéroport Trudeau de Montréal. Leur seule faute : avoir choisi Tunisair (TU203) pour rentrer au pays, passer les vacances en famille et échapper au froid du Canada — et, certainement, dépenser des dollars sonnants et trébuchants.
Personne, parmi les élites de Tunis, aucun média tunisien, n’a parlé de leur mauvais traitement par Tunisair. Le message est sans ambiguïté : on veut votre argent, mais pas plus. Scandaleux…
Je ne veux pas parler ici de la misère de ces voyageurs abandonnés à eux-mêmes par le vol TU203 — et pas pour la première fois — par Tunisair, cette compagnie nationale infestée de toutes les formes de corruption et d’incompétence. Je ne vais pas parler de Tunisair non plus. Je vais parler des expatriés et du mauvais sort que leur réservent les institutions, les médias de l’ tat et l’intelligentsia de la Tunisie.
Des statistiques au doigt mouillé
Ces expatriés sont devenus des fantômes : les estimations officielles sont floues et flottantes, avec trois chiffres et zéro cohérence. Comme si, plus les citoyens tunisiens fuient leur pays, plus leur nombre et leur identité deviennent incertains — « inutiles » pour les politiciens et les pseudo-journalistes des médias tunisiens…Franchement, qui sait combien sont-ils ? Personne. Et si vous le savez, dites-le !
Alors, combien sont-ils vraiment ?
* Réponse A : 1,3 million.
* Réponse B : 1,8 million.
* Réponse C : 2,5 millions.
* Réponse D : Demandez au ministre en charge de l’émigration, ou au gouverneur de la Banque centrale, s’ils répondent un jour…
De 1,3 à 2,5 millions selon les sources, les Tunisiens de la diaspora restent un mystère statistique — entre oubli administratif, désintérêt politique et flou identitaire.
Il y a des choses qu’on peut perdre sans trop de conséquences : ses clés, son chargeur de téléphone, voire son calme. Mais perdre la trace de plus d’un million de Tunisiens expatriés, c’est plutôt embêtant, si l’on a un minimum de bon sens. Et pourtant, c’est exactement ce que semble avoir réussi l’ tat tunisien avec sa diaspora.
Bricolage d’ tat
Selon les jours, les rapports et les humeurs, les Tunisiens vivant à l’étranger sont tantôt 1,3 million (Office des Tunisiens à l’ tranger), tantôt 1,8 million (Banque mondiale), ou 2,5 millions (Wikipedia et experts réputés fiables).Bref, un chiffre pour chaque occasion, chaque source et chaque auditoire. Et cela ne gêne ni l’éthique ni le sens critique des médias, qui ont eux aussi perdu de leur neutralité sur ce sujet. C’est ce qu’on appelle le bricolage statistique et la débrouille journalistique.
Le vrai scandale n’est pas tant qu’on ne sache pas exactement combien ils sont ; le vrai scandale, c’est que l’exactitude n’a jamais été une priorité nationale. Aucune institution ne semble vraiment s’en soucier — même pas l’INS, qui n’a rien produit de crédible à ce propos.
Pas de définition claire de ce qu’est un « Tunisien à l’étranger » : le ressortissant ? le binational ? l’arrière-petit-fils né à Lyon qui mange encore du lablabi et qui, quand il se fâche, sort le répertoire complet des insultes du bled…
On ne sait pas. Et on ne cherche pas trop à savoir non plus.
Ce qui compte, c’est leur argent en devises
Pendant ce temps, les transferts d’argent des Tunisiens à l’étranger — qui dépassent souvent les investissements étrangers et les recettes du tourisme réunis — sont, eux, bien comptabilisés. L’argent est toujours plus facile à recenser que les gens. C’est l’argent qui compte, n’est-ce pas ? Les humains, c’est autre chose… en Tunisie.Ces expatriés injectent entre 3 et 4 milliards de dollars par an (environ 8 % du PIB) dans l’économie tunisienne. Autant que les investissements directs étrangers et les recettes touristiques réunis. L’ tat a besoin de leurs « flouzes » ; l’argent compte alors plus que les personnes et leurs histoires de vie. Des transferts en croissance de 10 % par an.
« Zemigrés », vaches à lait…
Leurs transferts en devises constituent le seul indicateur économique en croissance dans un contexte de croissance anémique et de besoins criants en devises pour payer la dette. Ces transferts rassurent les bailleurs de fonds, permettent d’honorer les échéances et allègent la pression sur le dinar.Dans les cercles décisionnels, les groupes de pression et les médias de Tunis, on parle de ces transferts comme d’un argent providentiel, mais on ne veut rien savoir de rigoureux sur leur démographie (âges, genres, statut matrimonial), leur vécu, leur localisation, leurs ménages, leur santé, leurs enfants, leur retraite, etc.
On ne veut rien faire de stratégique pour mousser leur appui à l’économie ni leur offrir des incitatifs ciblés et spécifiques.
Cela n’intéresse ni les élus, ni les médias, ni les élites du sérail. On fonctionne aux chiffres au doigt mouillé et au bla-bla de talk-shows : beaucoup de gestuelle et de PowerPoint, très peu de sérieux et d’actions utiles.
Aucun organisme national ne s’intéresse vraiment à la diaspora tunisienne : ni l’INS, ni Beit El Hekma, ni l’Institut des études stratégiques. Au Maroc, l’ tat a créé un haut-commissariat à l’émigration et publie trois rapports annuels. En Tunisie, on n’en est pas là.
ATUGE, usurpateur qui parle en leur nom
Quelques associations opportunistes occupent l’espace et parlent au nom des expatriés, parents pauvres de la scène politique nationale.L’ATUGE (Association tunisienne des grandes écoles de France) ne compte guère plus de 2 000 membres — dont une partie réside en Tunisie — et tente de monopoliser la représentation des expatriés.
Elle ne représente pas les expatriés : elle est epsilon par rapport au total, une marge d’erreur statistique. Ces membres — souvent ingénieurs — ne représentent même pas 0,1 % de l’ensemble. Et pourtant, elle occupe l’espace.
La Tunisie aime leur argent transféré par mandat ; les banques les caressent dans le sens du poil pour leurs sacs pleins de devises. Mais personne ne veut savoir qui ils sont, combien ils sont, leur âge, leur genre, leur lieu de résidence, leurs besoins, leurs conditions de vie. L’ tat raisonne bassement : l’argent pour l’argent.
Le Tunisien de l’étranger dérange
Il revient l’été en SUV trop larges pour les ruelles du bled, fait râler les locaux, mais fait pleurer l’économie s’il n’était pas là. Il vote à distance quand on pense à lui et on lui offre un service consulaire décent (pas corrompu).Il s’ennuie du pays, mais s’en éloigne toujours un peu plus. Il construit des maisons pour ses enfants — piscines, climatiseurs, formes cubiques et murs colorés.
C’est une créature paradoxale : il existe et n’existe pas à la fois, selon qu’on cherche à le séduire électoralement ou à l’ignorer fiscalement.
Ils apportent plus de devises que le tourisme, secteur pourtant doté de 16 commissariats et de plus de 800 fonctionnaires mobilisés pour drainer la devise. Ce n’est pas un détail : c’est un échec stratégique.
Comment concevoir une politique de migration, d’intégration, de retour ? Comment valoriser une diaspora qu’on ne connaît pas, qu’on ne cartographie pas, et qu’on traite comme une commodité estivale ?
Statistiques : un outil politique ?
Ce manque de rigueur statistique n’est pas un hasard. En politique, les chiffres — ou leur absence — ne sont jamais neutres. Une diaspora nombreuse est un levier économique, diplomatique et électoral. Il est parfois plus commode de gonfler ou minorer les chiffres selon le message.Cette confusion nuit gravement à la décision publique. Comment bâtir une politique migratoire efficace sans savoir combien de citoyens sont concernés ? Comment créer un lien durable avec une diaspora mal mesurée ?
Le ministère des Affaires sociales, les consulats, l’INS et les plateformes communautaires doivent converger vers une approche commune. La technologie le permet ; la volonté politique, moins.
Sans données fiables, pas de stratégie ; sans stratégie, la diaspora reste une force vive sous-utilisée, coincée entre deux mondes.
Le Tunisien de l’étranger, un citoyen fantôme ?
On lui promet le droit de vote, des services consulaires, un ministère. Mais, sur les tableaux officiels, il reste un nombre à géométrie variable.Il ne demande pas grand-chose : qu’on le considère, qu’on le compte correctement, et qu’on cesse de le réduire à un virement bancaire ou à un embouteillage estival.
Les expatriés tunisiens méritent mieux.






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