Tunis vs la Tunisie: le miroir aux alouettes

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Moktar Lamari,
E4T, 1 octobre 2025



Tunisien expatrié depuis plus de 34 ans, je rentre trois à quatre fois par an en Tunisie. Je suis à chaque fois frappé par les divergences des trajectoires et par la multiplication des hiatus qui opposent le Grand Tunis à la Tunisie profonde. Le miroir aux alouettes…




Le Grand Tunis et son arrière-pays sont à l’évidence en bris de confiance, en fission progressive comme deux écosystèmes organiquement imbriqués et qui se disloquent lentement. Tunis vit au dessus de ses moyens, et il est devenu de facto un monstrueux prédateur pour la Tunisie profonde.

Une Tunisie des contraires

De Zarzis à Tabarka, de Sousse à Gafsa, de Tataouine à Kasserine, cet immense arrière-pays diversifié couvre quasiment 90% de la superficie du pays, 80% de sa population. Mais ne pèse pas gros quand on parle de finance, du pouvoir, de bureaucratie, de culture, d’économie ou des médias.

Avec Tunis, au lieu de se résorber les écarts en matière de développement se creusent au détriment de l’intérieur du pays. Et plus grave encore, les faisceaux de complémentarité se fissurent un à un, jour après jour, continuellement et cela concerne, le discours commun, les idées partagées, les ambitions communes, les projets fédérateurs, la solidarité fiscale…et même les statistiques officielles.

À écouter les gens en parler, on a l’impression qu’on ne parle pas la même langue ni de la même Tunisie. À écouter les journalistes on croit rêver, tellement on est à côté de la plaque. Totalement ailleurs!

Tout se mijote à Tunis, entre les mains d’un establishment réduit et d’une intelligentsia bien installée et bien nantie dans le Grand Tunis. Le reste du pays ne compte pas suffisamment dans la bascule, et il est généralement relégué à son statut de dépendance pour ne pas dire de « mis sous tutelle ».

Tensions et vendetta

De facto, cette Tunisie profonde se sent simplement ignorée, humiliée et marginalisée par les élites et forces politiques de Tunis, de tous les bords du spectre idéologique gauche-droite. Les immenses infrastructures urbaines laissées par la colonisation ont été appropriées par les grandes familles tunisoises et laissées en ruine depuis, par la négligence et la mal-gouvernance.

Pour se venger, cette même Tunisie profonde ne fait qu’à sa tête, multipliant les revendications, les contestations et les défiances envers les administrations, envers les élites de la capitale et envers leurs rouages nantis, souvent corrompus, aux commandes du pays depuis l’indépendance.

De facto, tout indique que la Tunisie profonde prend ses distances et fait ses affaires propres, par défiance et par dépit. Et cela je le constate à chaque visite et séjour.

L’économie informelle fleurit partout et la débrouille est omniprésente, pas besoin d’autorisations des officiels de Tunis, et pas besoin de leur payer des impôts et des taxes. Ils ne rendront pas la monnaie de la pièce, tellement ils sont centrés sur leurs privilèges et sur un train de vie peu soutenable dans la durée. Le gaspillage des taxes et impôts payés par les contribuables sont de toute évidence gaspillés par l’État.

Plusieurs intellectuels des régions du Centre et du Sud (Sfax, Tozeur, Djerba, etc.) m’avouent « Pas besoin de communiquer aux administrations centrales les vrais chiffres statistiques et des indicateurs précis, ils les utiliseront contre nous, un jour plus tard. C’est pourquoi, on boude l’autorité centrale, on fait le minimum et on évite de partager l’information, en guise de contestation et d’insatisfaction ».

Résultats: les statistiques officielles sur le chômage, l’investissement, l’inflation sont de facto asymétriques et biaisées.

Il faut dire que les dynamiques et les réalités de cette Tunisie de l’intérieur sont très souvent méconnues, peu explorées et pas valorisées par toutes les élites tunisoises, médiatiques, politiques, culturelles, et autres lobbyistes et Think Tank, qui se reproduisent entre elles dans les salons, les bars et les restaurants de la banlieue nord de Tunis. Cela ne les intéressent pas, et elles ne veulent rien savoir à ce sujet.

Avec le temps, le discours des élites tunisoises est devenu inaudible par les Tunisiens du reste du pays. Un discours creux et souvent péjoratif, ignorant du ressentiment manifesté par les populations de la Tunisie profonde. Un discours qui cultive le radicalisme et la défiance.

L’histoire se répète

Depuis plusieurs siècles déjà, Tunis trône en chef-lieu, devenu avec le temps, la capitale de ce qui a été dessiné comme pays autonome par les colonisateurs ottomans et ensuite français. La Tunisie (pays) porte dans son nom Tunis la capitale. Et cela veut tout dire, c’est Tunis qui compte.

Tunis et banlieues abritent plus de 3,5 millions d’habitants (10% de la superficie), et quasiment toutes les instances gouvernementales, diplomatiques, bancaires, et les sièges sociaux des principales entreprises opérant dans l’ensemble du pays.

La capitale constitue le coeur battant de la vie économique, culturelle, politique et médiatique. Avec plus de 40% du PIB du pays.

Le reste du pays, soit la Tunisie des bleds, compte les 80 % de la population pour un 90% du territoire. Cet immense espace va jusqu’à Bordj Elkhadra (800km de Tunis), passant par Sfax, Tozeur, Zarzis et le reste des centaines de villes et milliers de villages dispersés sur un territoire plutôt aride, peu industrialisé et vivant les indigences accumulées historiquement.

Tunis, un « monstrueux prédateur » ?

La ville moderne de Tunis a été construite par la colonisation européenne, sur les ruines de la médina et bourgades des environs (entre 1910 et 1950). Plus de 650 000 maisons et appartements ont été offerts sur un plateau aux Tunisois suite au départ des colons en 1956.

Les infrastructures sont mieux pensées, même si elles sont dégradées, peu entretenues. La ville s’est agrandie de manière cahotique, sous l’emprise de l’exode rural et de la mal-gouvernance. Son économie est plutôt axée sur les services et les gouvernements de l’après indépendance arrive à structurer un tant soit peu, la fiscalité et les prélèvements.

Et par pour rien : tout passe par Tunis, les lois, les idées, les alliances, les pouvoirs juridique, exécutif, législatif, entre autres. L’establishment politique est ancré dans le grand Tunis, avec ces familles de Beldia et de nouveaux riches qui font la pluie et le beau-temps. Selon un ex-ambassadeur de l’OCDE en Tunisie, Tunis abrite la quarantaine de familles qui détiennent tous les pouvoirs financier, médiatique, culturel et économique du pays.

L’intelligentsia qui s’est constituée depuis l’indépendance, autour du pouvoir de Bourguiba ou de Ben Ali, reste présente et influente, mais le pouvoir financier et bancaire de cette intelligentsia a tendance à perdre de ses valeurs morales et éthiques, avec la montée de la corruption.

Selon le WVS (World Value Survey, 2019-2021), Tunis est probablement la ville la plus corrompue d’Afrique. Et la plus infiltrée par les lobbyistes de tout acabit. Infestée de plus en plus par la drogue et la violence criminelle au quotidien.

Comme toujours, cet establishment et intelligentsia liée font la loi, imposent leurs points de vue et touche-à-tout, omniprésents dans les différents cercles du pouvoir exécutif, législatif, judiciaire et diplomatique au passage.

La capitale perd son capital de confiance

Le tout commence par l’aéroport de Tunis Carthage et cette malveillance quotidienne : vol de bagages, vulgarité, indécence, insécurité, corruption, accointance, etc. Ce n’est pas le même tableau dans les aéroports de de Djerba, de Monastir ou de Tozeur.

Les groupes de pression sont quasiment tous présents à Tunis, qu’ils soient des syndicalistes vindicatifs de l’UGTT, des avocats qui ne pensent qu’à s’enrichir, d’universitaires (sans publications ni citations) qui font tout pour s’inscrire dans les agendas de recherche qui intéressent l’Europe (les ambassades et les agences liées) et pas du tout de la Tunisie profonde. Les élites universitaires tournent le dos aux immenses richesses et terrains de R&D de la Tunisie profonde. Une recherche unitile ou presque pour l’arrière pays.

Les médias véhiculent un contenu saccadé par une publicité mercantile et agressive, avec un jargon plutôt vulgaire et décousu, en franco-arabe, dénotant de la grave érosion des repères identitaires.

Les débats médiatiques sont sans investigations fiables et sans rigueur, ils sont animés par des journalistes qui n’ont ni la curiosité, ni le niveau intellectuel requis pour traiter des sujets brulants de la réalité socio-économique de la Tunisie entière.

De quoi, susciter la rage sociale de ces contrées éloignées, contre le système médiatique et ses lobbyistes cachés. L’agenda médiatique est aux antipodes des urgences et priorités vitales de la Tunisie profonde.

Et cela n’aide pas la cohésion et la solidarité sociale pour en faire un pays cohésif et cohérent. Et les médias assument une responsabilité historique dans l’approfondissement des fissures qui distancient Tunis du reste du pays.

Des avocats, des notaires et des juges de l’establishment se croient au-dessus de la loi, et continuent de jouer le donnant-donnant sans mea culpa ni remords quelconques.

Sur la dizaine de milliers d’avocats patentés, plusieurs centaines sont inculpés ou jugés, et plusieurs douzaines, ayant occupé des postes clefs sont en fuite (députés, ex-ministres) et recherchés, sans suite. Le pouvoir judiciaire se joue à Tunis dans un rayon de deux kilomètres. Un corps de profession qui vampirise l’accès au droit et pénalise la promotion de la justice.

L’économie, le nerf de la dispute

Même réalité quand on essaie de plonger dans les chiffres et les statistiques économiques, qu’elles soient celles de l’Institut des Statistiques ou celles de celui de la Compétitivité, ou encore les organisations de production du savoir, comme Dar El Hekma, ou ce qu’il en reste.

Ces institutions qui coûtent au pays des centaines de millions de dinars prélevés sur les impôts payés par les contribuables ne jugent pas nécessairement de parler de l’économie réelle, mais informelle, de cette Tunisie profonde.

Prétexte: « c’est de l’économie formelle qu’on doit parler de par nos fonctions, on a pour mandat de travailler avec les données sur l’économie formelle, reconnue par les banques et le gouvernement. Le reste ne compte pas… » me répond sans pâlir un expert tunisien en statistiques nationales.

Or plus de 45% à 50% de l’économie tunisienne est à vocation informelle, opérant hors des statistiques et de l’emprise des administrations gouvernementales, fiscales, bancaires ou même judiciaires. C’est presque 80 milliards de dinars qui sont produits annuellement dans le secteur informel, hors de contrôle de l’Etat et des banques.

Paradoxalement, quand on traverse la Tunisie par route, on est à chaque fois agréablement surpris par les nouvelles terres défrichées et plantées en oliviers et cultures irriguées.

Des milliers de forages d’eau (souvent illicites) sont mis en marche grâce à des motopompes fonctionnent à l’énergie solaire, sont visibles partout aux abords des roues et autoroutes.

Ces plantations permettent au passage de conquérir les terres collectives et de les privatiser de facto par la mise en culture arboricole. L’État central laisse faire, de peur de contestations sociales ou de soulèvements politiques. Beaucoup d’argent est mis en œuvre.

L’essentiel des deux millions d’expatriés vient de ces contrées pauvres et défavorisées. Et ceux-ci injectent de l’investissement frais rapatrié en devises. En centaines de millions de dollars et en euro, régulièrement.

Avec autant de réalisations et de dynamiques économiques dans la Tunisie profonde, on ne peut pas dire qu’en Tunisie, l’investissement est en berne et le chômage est criant. Merci à l’argent des expatriés partis de ces contrées, un argent qui trouve donc son chemin vers l’économie informelle, non imposable, non rétraçable et non détectable par les autorités.

L’investissement est observable dans les constructions qui s’étendent même sur les piemonts des montagnes, partout dans la Tunisie profonde.

De plus en plus de mosquées jonchent les routes. À côté, de somptueuses villas sortent de terre tous les mois, avec des piscines et plusieurs garages sont observables partout dans la Tunisie profonde.

Le nombre de villas qui sortent de terre à Djerba, Benguerdane et à Zarzis est juste hallucinant. Toutes ces villas ont piscine, de dizaines de caméras de surveillance électroniques et les dernières générations d’équipements électroménagers télécommandables à des centaines de kilomètres. C’est comme à Nice ou en Floride …aucune différence. Et le tout fonctionne en plein dans un univers informel qui ne dit pas son nom.

L’emploi suit et la main d’œuvre est devenue rare au point de recruter massivement des émigrants venus d’Afrique, le tout faisant fi des discours politiques de la capitale Tunis.

Le commerce y est florissant et les affaires tournent rondement, avec les dollars des voisins libyens et algériens. La viande du mouton à 80 dinars, le mérou pourtant interdit de pêche, se vend comme des petits pains, à 75 dinars le kilogramme. Personne ne s’en plaint.

Les politiques doivent se bouger

Le président Kais Saied a mis le développement des régions éloignées dans ses priorités, dans son discours politique et dans ses promesses électorales. Il a mis en place une Chambre des élus des Régions, constituée de 77 représentants les réglons.

On attend toujours les résultats et les orientations concrètes de telle planification stratégique et de telles démarches. Et cela demande plus d’actions structurées et d’efforts fédérateurs que de paroles et des tirades populistes.

Les responsables au sommet de l’État doivent sortir de leurs bureaux climatisés et aller apprendre à faire leur métier en contact avec le vrai monde des régions intérieures.

Tunis et les Tunisois doivent se réconcilier avec leur arrière-pays, faute de quoi la fusion tant souhaitée se traduira par une fission aux conséquences économiques, politiques et culturelles incommensurables.

Les trajectoires ne peuvent que diverger plus gravement si rien n’est fait pour cultiver la cohésion et le même sentiment d’appartenance. Le temps presse et les hiatus s’accumulent avec…


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