L'ultime face-à-face entre Chahed et Ayari : indiscipline budgétaire contre choc monétaire

Asef Ben Ammar (*)
Ce samedi 8 avril, le Gouverneur de la Banque Central de Tunisie (G-BCT) est sorti de sa réserve institutionnelle pour annoncer sans détour l'imminence de mesures monétaires, favorisant la balance commerciale au détriment de la croissance économique et de ses ambitions pour la création de l’emploi.
Ce n'est pas anodin comme sortie médiatique, un samedi matin, alors que toutes les Banques sont en congé de fin de semaine (sabbatique). Une déclaration communiquée et relayée par les médias comme une urgence face à l'aggravation des déficits et replis dramatiques de nombreux indices économiques, durant les premiers mois de 2017. Le G-BCT ne mâche pas ses mots; il déplore la situation sans mentionner l'indiscipline budgétaire du gouvernement Chahed, et la procrastination de ce dernier voire son indifférence face aux failles de ses politiques budgétaires (dépenses en hausse, fiscalité erratique, déficit budgétaire grandissant, promesses électoralistes, etc.).

Photo archives
Oui, le lendemain de sa rencontre et validation auprès des experts du FMI, Ayari, le G-BCT se prononce laconiquement volontairement en fin de semaine, les bourses étant fermées, pour minimiser les spéculations hâtives au sujet du dinar tunisien et des actions des entreprises cotées en bourse. Lundi, le 10 avril, les places boursières vont réagir pour anticiper ce qui s'en vient. On en saura davantage de connaissance sur la trajectoire monétaire balisant la fiabilité de l'investissement en Tunisie, la dévalorisation du dinar, entre autres.
Voilà pour le décor et la gestuelle visible. Qu’en est-il maintenant de la partie invisible? Dans ce qui suit, j'aborderai les dimensions invisibles en trois segments.
Chahed et l'incurable indiscipline budgétaire de son gouvernement
Malgré les divers appels à la prudence, le gouvernement Chahed, aux commandes depuis 8 mois, a opté pour une politique budgétaire laxiste, complaisante et axée sur le gonflement de la fonction publique et sur les engagements du gouvernement en matière d'augmentation salariale notamment.
C'est le prix qu'il a choisi de faire payer aux contribuables tunisiens pour apaiser les tensions avec l'UGTT et pour ne pas «dérayer la Feuille de route» l'ayant parachuté à la tête du gouvernement, comme sauveteur et homme providentiel.
Hélas, 8 mois après, l’indiscipline budgétaire (ou délinquance budgétaire) caractérisant Chahed est apparue avec deux postures majeures. La première consiste à dépenser sans compter les recettes publiques (taxes et impôts) comme si rien n'était, en invitant ouvertement les membres de son gouvernement à «ne pas faire de vagues» en faisant le nécessaire pour éviter de soulever des mécontentements incontrôlables pouvant éroder son bassin électoral et renverser l'opinion publique, qui lui reste plutôt favorable, faute de mieux!

Photo archives
La deuxième posture consistait à «faire le mort» ou la «fesse insensible aux pincées» (proverbe tunisien), face aux pressions du FMI et face aux prêteurs multilatéraux qui se sont rangés comme un seul homme pour exiger des réformes majeures dans la fonction publique, plus de transparence dans les politiques fiscales et un délestage impératif des sociétés d'État en difficulté; ou encore n'ayant aucune vocation publique, puisque produisant des biens et services privés. La théorie économique définit les biens et services privés par trois attributs: divisibilité, exclusivité et rivalité. Cette théorie, tout comme le bon sens, recommande que ces biens et services soient gérés par le marché et les entrepreneurs privés.
D’ailleurs, le 6 avril, le ministre Errajhi (conseiller économique du Président de la République) annonçait sans détour, lors du colloque de l'IACE que le gouvernement est pris à la gorge par l'absence de marge de manœuvre fiscale (utilisant le terme d'espace budgétaire), avouant que sur chaque dinar de recette fiscale gouvernementale (taxes, imports), presque 700 millimes sont versés en salaire au profit de la titanesque Fonction publique. Le restant a de la peine à couvrir la dette, ne laissant quasiment rien pour la relance avec des leviers budgétaires contre-cycliques (contre les récessions).
N'ayant plus les moyens de sa politique, le gouvernement Chahed ne peut plus jouer efficacement la partition et la rhétorique de la relance par les mécanismes budgétaires. À «bon entendeur salut», le ministre Errajhi laisse entendre que désormais la politique budgétaire menée par le gouvernement Echahed, étant ce qu'elle est, ne peut plus procurer des leviers de la relance, par la demande et par les dépenses publiques.
Il insinuait implicitement une politique monétaire en gestation... Ouvrant le jeu pour le G-BCT, rencontré la même semaine au Palais de Carthage , pour valider son scénario favorisant un électrochoc monétaire.
Ayari et l'imminence d'un choc monétaire
Comme souligné précédemment, Ayari a dévoilé ses intentions samedi, en annonçant en des mots limpides ce qui suit: « Réduire le déficit commercial est notre priorité, avant la croissance elle-même. Celle-ci viendra avec le temps...C’est le plus gros point faible de la Tunisie. Le premier trimestre de 2017 a été marqué par l’accélération de la détérioration du déficit commercial. Pour le combler, il faut payer en devises. Or, cette opération impacte non seulement les réserves en devises de la Tunisie, mais aussi l’équilibre monétaire et les taux d’intérêt ».
Dans un pays, comme la Tunisie la constitution assure une indépendance, du moins théorique, à la BCT relativement au gouvernement. Cette indépendance s'inscrit dans une tendance mondiale en matière de gouvernance des politiques publiques. Une tendance qui assure, depuis les travaux de recherche des économistes monétaristes (Friedman, Lucas, etc.) une certaine neutralité de la BCT dans ses politiques monétaires (taux directeur, émission de monnaie, taux de change, stabilité des prix, gestion des réserves en devises, etc.).

Le dernier point de la situation fait la BCT (le 5 avril) décrit la gravité de la situation : «L’examen des résultats provisoires de l’exécution du budget de l’État fait apparaître un creusement du déficit budgétaire à 6% du PIB contre 3,9% du PIB prévu par la loi de finances 2016 et 4,8% du PIB en 2015 ».
Ce même rapport indique de très mauvais résultats pour le 5 derniers mois: à prix constant, les importations ont grimpé de 9% et les exportations ont dégringolé de 5%.
Pour Ayari, la pente est désormais très glissante, gravement baissière et si compromettante qu’il se doive d’agir rapidement, pour ne pas dire sévir en urgence. Il sanctionne ainsi toute une politique et tout un discours distillé les derniers mois à qui veut le croire.
Pour les jours à venir, l'arsenal de leviers à la disposition du G-BCT est divers et varié. Le premier levier consiste à faire décrocher le dinar, le pousser vers une plus grande flexibilité, et en termes décodés pousser la valeur marchande du dinar encore plus vers le bas, en le dévaluant de 10 à 15% face aux devises fortes, dans les plus brefs délais. Une telle dévaluation rendra plus chers les produits importés. Les consommateurs paieront plus pour les bananes, les ordinateurs, les vêtements et tous les autres produits importés. Les producteurs écouleront plus facilement leurs produits (tourisme, huile d'olive, etc.) et paieront aussi plus chers leurs équipements et capital productif importés. Tout compte fait, la dévaluation constituerait le premier passage-obligé du choc monétaire prévisible.
D'autres leviers consistant à réglementer les importations jugées super-flux ou de luxe (interdictions de l'importation de certains produits), taxer davantage certaines importations et limiter l'accès aux devises pour les acteurs tunisiens encore dynamiques pour comprimer davantage les velléités à importer. Ces politiques ont été expérimentées en Tunisie au début des années 1980 (1982- 1983-1984), et on se rappellera longtemps des émeutes du pain (avec plus 660 morts tués par la police et l’armée) et les fortes tensions sociales qui ont précipité le coup d'État contre Bourguiba. La Tunisie d’aujourd’hui souhaite éviter ce scénario, accrédité de 20 % d’occurrence par certains observateurs avertis.
Jeu de rôle, ballets de parrains et manœuvres en coulisse
Les chercheurs en économie politique utilisent souvent la « théorie du jeu» pour expliquer, comprendre et prédire les comportements stratégiques des acteurs et protagonistes. Pour les observateurs de la scène politique en Tunisie, la semaine dernière a notamment été marquée par l'atterrissage à Tunis-Carthage de la délégation des auditeurs du FMI. Juste après, c'est le Premier ministre français et une importante délégation française qui rencontrent les acteurs au sommet de l'État.

Les partitions, le jeu de rôle et le parfum des décisions pressenties semblent vouloir protéger à tout prix le «soldat Chahed», en lui évitant des égratignures et des ecchymoses pouvant le handicaper lors des prochaines élections et probablement lui couper la route pour les élections présidentielles. Chahed ne veut pas faire d'erreur et ne peut pas avoir le courage nécessaire pour prendre spontanément des mesures budgétaires impopulaires (licenciements, libéralisation des prix de certains biens de première nécessité, etc.). Ses parrains et sponsors veulent le garder en forme, à l'abri des contestations populaires, même si les conséquences de son indiscipline budgétaire sont lourdes en termes d'endettement du pays et du pelletage des problèmes vers le futur. Cela aide à comprendre la visite inopinée du Premier ministre français en Tunisie le 7 avril.
Suite à l'intervention du Président de la République et pressions des lobbys agissant par le biais des conseillers présents à Carthage, les mesures impopulaires doivent avoir un emballage monétaire, plutôt que budgétaire/fiscal. C'est ainsi que le G-BCT s'est trouvé obligé d'intervenir en commando de première ligne! Il doit gérer la communication, la conception et l'implantation des mesures monétaires imminentes, déjà convenues en catimini avec les parties prenantes de Carthage, du FMI et sans doute d'El Casbah.
En politique monétaire, les bonnes pratiques suggèrent l'action par surprise et rapidement, du moins pour éviter de prolonger le suspens, les incertitudes et les spéculations néfastes pour le dinar et la valeur boursière des sociétés et entreprises tunisiennes cotées en bourse.
Ayari sait que les politiques monétaires constituent des leviers de stabilisation en sourdine, une sorte de musique d'ambiance qui touche tout le contexte des acteurs. En dévaluant le dinar, le G-BCT sanctionne sans discernement les bons et les moins bons élèves de la transition économique post-2011. Il sait peut-être malgré son âge avancé que les nouvelles théories de développement et de relance économique performent mieux quand elles marchant sur des politiques à deux pattes: une patte budgétaire et une patte monétaire. La bancalité des politiques monétaires est néfaste pour la paix sociale et la stabilité économique.
Le gouvernement de Chahed doit faire sa part sur le versant budgétaire et doit assumer son rôle sans se dérober face aux mesures de licenciement, de réduction de dépenses, de réformes, etc. Des mesures visant des cibles particulières (et mobiles) sont requises, même s’il doit subir leurs impacts sur sa popularité. C'est cela la gouvernance et c'est cela le leadership créatif versus le leadership évasif et opportuniste.
Les troubles dans le sud de la Tunisie au sujet du partage de la rente pétrolière et le verrouillage non modulaire des transactions commerciales transfrontières avec la Libye risquent de brouiller encore plus les cartes, susciter plus d’imprévus au point d'empirer une situation déjà très chancelante et propice à davantage d'intrusion internationale dans la gouvernance du pays.
Cela ne va pas sans risque d’asphyxie pour l’expérience démocratique encore embryonnaire en Tunisie.
Asef Ben Ammar, Ph. D.
Analyse en économie politique
Comments
1 de 1 commentaires pour l'article 141134