L’ATUGE: un concept suranné, un thinktank aux prétentions « napoléoniennes »

Cette semaine estivale, l’excitation est à son comble dans les médias à Tunis. On annonce cet évènement de réseautage annuel organisé par l’ATUGE (Association des Tunisiens des Grandes écoles françaises) dans un hôtel de 5 étoiles, ce 22 juillet 2025. Un double objectif à la clef: 1- réseautage et 2-innovation. Que comprendre, quels sont les non-dits et surtout comment sortir des slogans politiques pour convaincre, mobiliser et mériter la confiance?
Comme si, toutes les expertises tunisiennes expatriées sont solubles dans l’ATUGE: des ingénieurs formés par la France, pour la France, et pas pour autres choses! Il y a ici le premier malaise.
L’ATUGE, un Think-Tank fondé en 1990, par un brillant mathématicien, franco-tunisien, pour renforcer explicitement la coopération de la Tunisie avec la France. Dr Elyes Jouini mérite tous les respects. Mais, il sait ce qu’il fait pour inscrire l’ATUGE dans la lignée des ambitions du Napoléon 1er, ou Napoléon Bonaparte, le fondateur des grandes écoles en France. L’ATUGE, une association répondant à la Loi française 1901, dont l’argument principal consiste à se regrouper pour promouvoir ces « élites » tunisiennes formées par la France, dans ce qui est qualifié de grandes écoles.
Comme si c’est un exploit d’accéder à ces écoles élitistes, clivantes aux antipodes des ambitions populaires et légitimes du commun des mortels, ici en Tunisie, comme ailleurs dans le monde.
Grandes écoles napoléoniennes
On croit rêver, la Tunisie indépendante depuis presque 70 ans, ayant fait sa Révolte du Jasmin, depuis 15 ans, traine ce type de concept de « grandes écoles » dans ses médias et débats publics. Il ne faut pas déconner, la Tunisie est rendue bien ailleurs. Le concept et la rhétorique de l’ATUGE sont clivants, élitistes et fondés sur la domination des élites formées en France, avec les valeurs centralisatrices et d’allégeances liées.Un concept désuet de facto. Un héritage qu’on traine encore en Tunisie, comme référence et référentiel, 200 ans après que Napoléon 1er ait fini ses jours, comme un simple prisonnier de droit commun, sur l’île de Sainte Hélène (en 1820), à plus de 7000 km de Paris (en plein océan Atlantique).
Il faut le faire, l’ATUGE ne voit pas de mal à cela. Et cela en dit long sur le sens critique, la vision politique de son monde, si naïvement attaché (et peut-être sans le savoir) à Napoléon Ier, qui a imposé les "grandes écoles" en France. Ces établissements d'enseignement supérieur très respectés sont créés pour former les élites de l'État français, notamment celles pour servir la France dans les domaines techniques, militaires et d’administration des colonies de la France. Pour répondre aux besoins de l'Empire et colonies pour assurer une formation homogène et centralisée.
Un thinktank, ou un groupe d’influence ?
Et pas pour rien l’ATUGE fait du lobbying politique, en ligne avec les intérêts de ses commanditaires et sponsors français pour tenter de noyauter le débat économique et social, avec des allégeances franchement franco-françaises. La France veut placer les siens et les appuyer pour servir de relais d’influence dans ses anciennes colonies. Et c’est normal ou presque! Ce qui n’est pas normal, ce qu’en Tunisie, on se laisse instrumentaliser si naïvement.Et pour se distinguer, il faut passer par les médias, seuls capables de mousser l’intérêt du public. Nos médias jouent le jeu, et va savoir pourquoi! L’ATUGE produit un vacarme assourdissant, plutôt nuisible et qui suscite de nombreuses questions. Certaines sont inquiétantes. Un vacarme amplifié par les médias et communiqué exclusivement en français, et c’est tout dire!
Sur toutes les plateformes des médias tunisois (de Tunis) et tribunes périphériques, on sature l’audimat pour dire que l’ATUGE-France, va organiser le 22 juillet 2025, le séminaire (d’un jour) qui sortira la Tunisie de ses déroutes, doutes et incertitudes économiques.
Ces médias adorent surfer sur les apparences et superficialités de ce type d’événementiel. Sans prendre le temps de documenter les faits et questionner les concepts et gratter pour comprendre les tenants et aboutissants des choses.
Bonjour le complexe du colonisé
Dans de nombreux médias, on parle de l’ATUGE, comme un acteur providentiel qui nous vient de la France. Mais on ne dit pas d’où viennent ses financements, qui fixent son agenda et c’est quoi son programme et vision économique pour la Tunisie. Aucun document étayé et programmatique n’est mis à notre disposition par les fondateurs de l’ATUGE. Sur le web, on ne trouve rien de clair, ni rapport d’activités, ni plan stratégique, ni statuts complets. Encore moins sur les financements et les donateurs liés. Mais, tout le monde constate son tropisme français, et autres ramifications liées (franc-maçonnerie, lobbystes des multinationales, etc.).L’ATUGE est un produit français dans ses textes de création et dans ses finalités stratégiques en Tunisie. Ses financements restent obscurs, et sur les 30 ans de son existence, un seul rapport financier certifié est accessible sur le Web (2023). C’est dire, l’ampleur de l’opacité qui entoure cette organisation nébuleuse. Avec un vacarme peu rassurant au final.
« Entendais-tu le vacarme de chez vous au Canada ? » m’ont souvent questionné mes amis de France et élites de Tunis. Ma réponse est en un mot, non.
Et pour cause, les grandes écoles de France, ça ne pèse pas lourd sur la bascule de l’excellence scientifique, en Amérique du Nord, ces grandes écoles sont grandes pour leurs concepteurs.
Ces grandes écoles arrivent bien loin derrière dans les classements mondiaux des principales institutions universitaires canadiennes ou américaines, et même françaises. Il suffit de consulter les classements internationaux à cet effet (Rating de Shanghai, et autres).
C’est la France coloniale qui a forgé le concept de « grandes écoles »
pour s’imposer dans ses anciennes colonies francophones. Les Normaliens, les Centraliens, les Polytechniciens, les Énarques, les ingénieurs de l’École d'arts et métiers

Des « bons élèves » de la « mère patrie »
Pour ne pas me faire « insulter sur le Web », je dois nuancer ma réponse. Et surtout pour éviter de me faire qualifier de jaloux et éberlués, je suis moi-même un diplômé de deux grandes écoles de France, IAMM, ENSAM, où j’ai fait un DEA et un Master entre 1985 et 1987. Et Français depuis ma naissance, mais je préfère la Tunisie à la France dans mes engagements socio-politiques.Et je respecte mes collègues. Je ne fais partie de l’ATUGE, justement pour dire non aux allégeances douteuses, non aux financements suspects et surtout non à la France coloniale.
Beaucoup des membres de l’ATUGE-France pensent vraiment qu’ils empêchent le ciel de tomber sur la Tunisie. Et qu’ils doivent occuper tous les postes politiques importants en Tunisie, pour éviter cela.
Oui, dans le brouhaha de l’ATUGE et la tempête émotionnelle qui va avec, on rejette le principe de la transparence et on joue la Game pour s’imposer sans programme, sans transparence dans les livres, et tant pis si on cache nos financements, nos intentions véritables. Pardon si mes mots dépassent ma pensée. Je ne suis pas du genre à jouer sur le registre des théories du complot. Mais, je déteste la désinformation et le bluff.
L’arbre se juge à ses fruits
Nombreux sont ceux comme moi qui craignent qu’on jette l’économie tunisienne et les politiques publiques dans les bras de ces ingénieurs sans aucune formation en gouvernance, en économie et en finance, pour leur livrer une économie déjà à terre des dizaines de banques et un grand nombre de ces 200 entreprises publiques à privatiser, tôt ou tard. Entre les mains d’amateurs et de « bleus » comme on l’a fait avec ces ministres arrivés de Londres, recrutés par le Cheik Gannouchi en 2012.Depuis 2011, cet organisme a réussi à placer une centaine de ministres de ses membres durant la décennie noire du pouvoir des Islamistes et alliés, durant le post 2011. Dans les premiers gouvernements de l’après 2011, les « boys » de l’ATUGE ont atterri, boom-boom, comme des hommes providentiels. Alors que nombreux d’entre eux n’ont jamais levé le p’tit doigt pour dénoncer les dictatures ou faire une simple chronique analytique et porteuse de projets de réformes.
Ils sont brillants, sans aucun doute, ingénieurs, mathématiciens, physiciens, informaticiens et agronomes ou zootechniciens. Pas des universitaires férus en économie, en gouvernance ou en politiques publiques. Et surtout pas modestes, et humbles pour convaincre et pour fédérer l’action collective en Tunisie. Des brillants et souvent doués au point d’être autistes. Cela explique ceci.
Beaucoup d’émotion et peu de sagesses requises pour rendre service à la Tunisie et faire le bilan des années 2010, où plusieurs ingénieurs de l’ATUGE ont occupé des postes ministériels au sommet de l’État, avec les résultats qu’on connaît.
Je ne nommerai pas les noms, pensez à ceux qui ont occupé le ministère des Finances, du Transport, des mines, en majorité des « enfants » promus par l’ATUGE. Les faits sont là, ils ont dirigé et ont contribué à ruiner Tunisair, la CPG (phosphate), SNCFT, la STEG, la SONEDE, et j’en passe. Beaucoup d’entre confondent le dinar courant versus le dinar constant, et beaucoup d’autres ne sont pas capables de structurer sans fautes de logique un texte ou une analyse utile à la prise de décision publique, et économiquement rentable pour la Tunisie. Les preuves sont documentables, pour qui s’y intéressent. Et doit faire un jour le bilan de ces ministres atugistes.
Grâce aux médias qui cherchent à se réhabiliter, l’ATUGE s’est imposée dans le décor et face à un réseau de thinktanks tunisiens très restreint et anémique. L’ATUGE a parié sur l’élitisme et pas sur l’inclusion et la neutralité partisane. Pas sur la transparence, la franchise et la reddition des comptes.
En Tunisie, comme ailleurs dans le monde, la pertinence de ces thinktanks et groupes d’experts repose sur leur distance vis-à-vis des gouvernements politisés et des pratiques corrompues de facto.
Travaillant à leur propre cadence et rythme, entre analyse rétrospective et prospective, les intellectuels comme les thinktanks agissent comme des radars qui détectent les nouveaux défis, les mauvaises pratiques et s’entêtent à rappeler aux décideurs les leçons du passé et mettent en lumière l’interdépendance des enjeux de plusieurs domaines.
En marge du monde universitaire tuniso-tunisien, et de la liberté académique, ils peuvent scruter en profondeur des questions de politiques publiques et proposer des pistes de solutions concrètes. Mais ils doivent aussi produire du savoir, et assumer un rôle essentiel de collaboration auprès des chercheurs et des universitaires en diffusant leurs travaux et en les acheminant aux décideurs.
Plus que jamais, nos thinktanks doivent servir de rempart contre le torrent de pseudoscience, de désinformation et d’opinions improbables qui se font passer faussement pour de l’expertise et de l’excellence en matière de l’analyse des politiques publiques. Contre ces thinktanks noyautés par les intérêts de pays et lobbys français. Contre les pratiques actuelles de l’ATUGE, je soulève mon drapeau rouge pour dire qu’elles sont hors-jeu.
Plus de données probantes et moins de wishful thinking
Pour remplir pleinement ce rôle, toutefois, ils doivent évoluer, en privilégiant notamment l’inclusivité. Le milieu des politiques publiques a toujours été très homogène. Or nos institutions ne pourront produire une recherche crédible sans témoigner de l’éventail des réalités qui font la diversité canadienne. Il faut être conscient des biais qui peuvent facilement affecter nos travaux de recherche : approche coloniale, perspective exclusivement urbaine.L’ATUGE ne rejoint pas l’opinion publique, n’est pas capable d’insuffler les meilleurs changements et réformes. L’ATUGE agit dans les médias et au sein des milieux aisés, elle emprunte un langage inaudible, tellement connoté par les références françaises et médias de la « mère patrie ».
Moktar Lamari, Ph.D.
Professeur universitaire, Réseau de l’Université du Québec, Canada
Directeur de SINERGI, Centre de recherche sur les Statistiques, Indicateurs, Évaluations des Résultats de Gouvernance institutionnelle
Subventionné par le CRSH-Canada (Conseil de Recherche en Sciences humaines), Connexion-Savoir-Partenariat
Subventionné par le FRQ-Québec (Fonds de Recherche du Québec), Actions concertées et Gouvernement du Québec
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Moktar Lamari - École Nationale d'Administration Publique - 2025

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