Colloque de l’IACE sur l’administration publique: ministres sans solutions, gouvernement sans vision et un État aux abois

Asef Ben Ammar (*)
Presque deux cents participants et une vingtaine de conférenciers ont pris part ce jeudi 6 avril à une journée de réflexion sur les voies et moyens pour réformer la fonction publique.
Presque deux cents participants et une vingtaine de conférenciers ont pris part ce jeudi 6 avril à une journée de réflexion sur les voies et moyens pour réformer la fonction publique.
Organisée par l'IACE (Institut arabe des Chefs d'Entreprises), cette journée accessible gratuitement, magnifiquement organisée a tout l'air d'une conférence internationale sur un sujet d'actualité brûlante en Tunisie, et ailleurs dans le monde. À une nuance près, l'IACE est un Think Tank (laboratoire d’idées) qui plaide pour l'entreprise et fait sans détour la promotion des intérêts du secteur privé (investissements, industries, etc.).

Le colloque organisé est axé sur le thème « La Réforme de l’Administration publique : pour une meilleure performance». Plusieurs présidents de Partis politiques étaient présents en salle, avec leurs conseillers et gardes rapprochées. Dommage, ils ne sont pas restés jusque la fin du colloque.
Le colloque a duré toute la journée et a donné la parole à 5 ministres actuellement en poste (ministre, Secrétaire d’État et Conseillers avec rang de ministre) et 4 ex-ministres des gouvernements Essid et Jomaa.
La liste de ces personnalités se trouve en détail sur le site de la conférence (IACE)

Cela dit, que peut-on retenir de cette journée? Pour répondre à cette question, je reviendrai dans la suite du texte, en mettant en exergue certains propos choisis. Pas besoin de parler de recommandations, les ministres et l'IACE n'ont pas jugé nécessaire de formuler des recommandations. Il n’en a pas eu de recommandations.
Des ministres en convergence sur les constats, mais muets sur les solutions
Le ministre Iyed Dahmani, porte-parole du gouvernement s’est exprimé en évitant de froisser les fonctionnaires présents dans la salle et a insisté pour dire que « le gouvernement est résolu pour réformer l’administration publique et pour preuve une loi pour agir en urgence quand il faut changer les choses et éviter les délais administratifs…».

À part cela, il est resté muet sur les enjeux du sureffectif, sur l’inefficacité et sur les investigations menées par le FMI, à ce sujet. Il a élaboré un discours en langue de bois qui évite de toucher les enjeux qui fâchent. Il donne l’impression qu’il n’a pas lu sur le sujet du colloque qu’il est venu ouvrir comme personnalité de prestige.
Le ministre-Conseiller Taoufik Rajhi a de son côté opté pour une posture d’économètre incompréhensible pour insister sur les intrants et extrants liés à la fonction publique, en comparant l’administration publique à une boite-noire : la fonction publique doit être vue comme une chaine de transmission, un truc qui lie les intrants aux extrants, indépendamment de ses processus et sa réalité….

Pour sortir l’administration publique de sa léthargie, il a recommandé le recours au mail pour communiquer entre acteurs dans les sphères décisionnelles… éviter les bureaux d’ordre et les lenteurs liées…. Un discours qui dénote d’une déconnexion totale avec la réalité de notre administration et de son délabrement avancé. Avec un discours similaire et en grand public, on ne peut que se demander si l’administration publique qui compte 850 000 fonctionnaires et qui gruge 70% des recettes fiscales, compte dans les priorités et l’imaginaire de ce ministre, côtoyant tous les jours le Président de la République.
Aucune articulation avec les réformes à envisager, aucune vision développée et aucun schème pragmatique ou paradigmatique chez ce Ministre, pourtant très influent et très fier de son pouvoir… et posture discursive.

Le Ministre Riadh Mouakher n’est pas arrivé en retard et a commencé son speech en rappelant qu’il est avant tout un médecin, qu’il arrive du secteur privé et il ne réfléchit pas les problèmes de la fonction publique qu’au regard des schèmes de management du privé, qui donne une marge de manœuvre importante aux décideurs. Il ne mesure pas ses propos quand il avance sans nuance que la «décentralisation de l’administration publique est une question de mentalité et pas une question de règlementation». Comme toujours, dans une improvisation qui frise l’indécence, avec en prime aucune préparation, aucun chiffre, aucun document utilisé… avec presque croyez-moi sans parole, je suis médecin au gouvernement.
Tunisie sous gouvernée et suradministrée
Le ministre Ben Gharbia est intervenu pour moins que ce qui lui a été alloué en temps. Les quelques propos qu’il a tenus montraient son tropisme pour la multiplication des lois et règlementations, en ajoutant des structures administratives au lieu de les réduire.

Tout laisse croire que Ben Gharbia n’a suivi aucune formation en administration ou en politique publique et son discours teinté de populisme primaire, sans ancrage théorique, ni empirique, ni stylistique. Un ancien ministre (du gouvernement de Jema) lui a fait remarquer, dans le ton de la blague : « Mehdi Ben Gharbia tu es plus efficace dans les rangs de l’opposition parlementaire que dans les rangs du gouvernement et de l’action».
L’un des modérateurs du colloque a rappelé aux ministres que « la réforme de l’administration publique tunisienne requiert transformation et action courageuse, et ne doit aucunement aborder la réforme par addition et ajout des structures, des couches et des strates redondantes.. ».

Un autre intervenant a rappelé aux ministres : vous êtes payés par nos taxes et on s’attend à des reformes, des mesures courageuses… et pas une inflation d’institutions et d’instances additionnelles qui ne font qu’ajouter plus de maillons dans les pénombres de la forêt de la corruption».
Un gouvernement paralysé par les élections municipales à venir
Le ministre Fayçal Derbel a développé un discours sur les rôles de l’État (protecteur, entrepreneur, facilitateur…) en évitant de se prononcer sur les enjeux de la gouvernance de la chose publique dans les administrations publiques. Brillant verbomoteur, ce ministre n’a pas dit un iota sur ce que le gouvernement doit penser, faire ou préparer pour sortir l’administration de son agonie lente et néfaste pour le bien-être du public.

Il semble dire que selon les fonctions qu’on peut donner à l’État, on peut envisager des réformes associées… sans assumer le leadership et le courage qui doivent habiter un ministre et un acteur décisif dans les rouages de l’État.
Le paysage est le même et la torpeur est identique dans le discours de 3 ou 4 autres ministres sortants; un Hakim Ben Hamouda, un Noomane El Fehri, un Hedi El Arbi… qui ont développé un discours élogieux au sujet de leur bilan ministériel et ont joué la game de consultants attentifs aux offres de contrats pour mettre en pratique leur expertise et les projets qu’ils n’ont pas réalisés alors qu’ils étaient aux commandes.

Les plus pertinentes interventions ont été faites par des directeurs généraux de certains ministères, la gouverneure d’Ariana, entre autres intervenants qui ont parlé en dehors des sentiers battus et sans langue de bois. La corruption est passée sous silence, comme si cela ne concerne pas notre administration, ni la Tunisie.

Comble du malheur, ce beau monde de ministres était aux anges quand le représentant de l’OCDE et la représente de la France (AFD) ont donné leurs recommandations et directives pour apporter leur appui! Mme Hélène Willart de l’AFD a conclu quasiment la conférence pour dire que la France aiderait à séquencer les réformes à venir : «la France prêtera au gouvernement tunisien pour qu’il subventionne certaines Sociétés d’État- Sonede, etc.- et apportera son appui pour séquencer les réformes (sans dire lesquelles), animer les processus et actions de l’action gouvernementale tunisienne…». Elle rejoint ainsi la représente de l’ENA de Paris qui, elle aussi offre un large éventail de formations de fonctionnaires tunisiens pour engager les réformes, sans dire lesquelles. Le Directeur de l’ENA de Tunis est simplement absent de la salle et des enjeux.
Je laisse les lecteurs méditer cette chronique. Pour ma part je ne peux que déplorer le manque de vision et de courage des ministres présents, alors qu’il s’agit du fonctionnement et des politiques à initier par l’État tunisien et son appareil administratif.
Asef Ben Ammar, Ph. D.
Analyste en économie politique
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