Où va-t-on avec l’article 80 de la Constitution

Habib AYADI
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2
A force de me taire, je suis moi-même à douter de mon passé (surtout comme professeur de droit public), c’est cruel.
Sauf à s’affranchir des principes constitutionnels, l’article 80 justifiant les décisions du 25 juillet ne correspond ni à l’article 80 de la constitution et encore moins à l’article 16 de la constitution française.
Pour mieux comprendre le régime de l’article 80 il faut se reporter à l’article 16 de la constitution française.
Cet article a été utilisé par le Général De Gaule en 1961 lors de la crise algérienne. Il n’a pas été depuis utilisé par la France.
Ainsi, lors de la crise de mai 1968, il a préféré aller en Allemagne pour rencontrer le général Massu, ancien commandant du comité de salut public et ancien « Algérie française », commandant en chef des forces françaises en Allemagne, pour discuter de la neutralité de l’armée dans la crise. Dès son retour à Paris, il ordonne à Georges Pompidou son premier ministre, de négocier avec les opposants.
Faut-il le rappeler, la constitution, c'est-à-dire la Charte fondamentale, constitue les pouvoirs publics, détermine leurs attributions, règle les modalitésde leur compétence et fixe les droits et les devoirs des citoyens.
La certitude réside dans le caractère impératif et contraignant de l’ordre constitutionnel positif (c'est-à-dire de la légalité constitutionnelle et sa suprématie).
Le Président de la République n’est qu’un serviteur de la Constitution et non son créateur. Il doit s’incliner devant sa suprématie. Plus concrètement, pour que le président de la république puisse mettre en œuvre l’article 80 de la constitution, il faut que la décision retenue, réponde aux conditions exigées par la constitution.
En Tunisie, l’exercice des pouvoirs de crise (article 80 précité) n’a jamais été utilisé, ni sous le Président Bourguiba (Crise de 1978, 1984), ni 2011, lors de la crise libyenne, lorsque le sud tunisien a été occupé par plus de cent mille de libyens et d’étranger.
Le Président Bourguiba ainsi que d’ailleurs Ben Ali considèrent avec hostilité les pouvoirs de crise parce qu’ils offensent franchement les règles démocratiques.
I-L’article 16 de la Constitution française
Précisément l’article 16 permet au Président de la République de se saisir de tous les pouvoirs en cas de nécessité. Motivés par le souvenir de la crise de 1940, les dispositions de l’article 16 sont sans précédent dans la tradition républicaine française. Il autorise l’exercice d’une dictature au sens romain.
A quelques formalités et conditions, sa mise en œuvre est laissée au président de la République et on comprend qu’il inspire et continue à inspirer plus craintes aux citoyens.
D’ailleurs, lors de la crise de mai 1968, le général De Gaulle ne l’a pas utilisé : Il ne l’a appliqué qu’en 1961, suite aux dangers de l’OAS (Algérie-française), l’attentat contre le général De Gaulle et le coup d’Etat des quatre généraux.
A-La mise en œuvre de l’article 16
Pour que le Président puisse mettre en œuvre l’article 16, il doit respecter des conditions de fonds et de forme.
a) Les conditions de fonds, il faut que 1/ Les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou ses engagements internationaux soient menacés d’une manière grave et immédiate. 2/ Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics a été interrompu. Ces deux conditions sont cumulatives.
b) Les conditions de forme, le Président de la République doit procéder à des consultations préalables et officielles du Premier ministre, du conseil constitutionnel et des présidents des assemblées. Il n’est pas tenu de suivre leurs avis.
c) La décision de mise en œuvre de l’article 16 est un pouvoir propre du Président. Il échappe à tout contrôle juridictionnel quel qu’il soit (CE 2 mars 1962 Rubin de Servers). Il n’en est pas de même des décisions réglementaires qui pouvaient être déférées au conseil d’Etat pour excès de pouvoir.
B-Le régime juridique de l’article 16 :
La mise en œuvre de cet article ouvre une parenthèse dans l’état du droit, normalement prévu par la constitution.
Le président de la République est habilité à prendre les mesures exigées par les circonstances. Ce qui revient à dire qu’il dispose pendant la durée de l’article 16 de la plénitude du pouvoir exécutif et législatif. Ces pouvoirs n’ont d’autres limites que l’interdiction de prononcer la dissolution de l’assemblée ou de procéder à une révision de la constitution.
S’agissant des mesures d’application de l’article 16, il peut s’agir de décisions (législatives ou réglementaires) ou des décrets (pour les mesures individuelles d’application) pris par le président et dispensé de tout contreseing.
Les décisions législatives échappent à tout contrôle juridictionnel, il n’en est pas de même des décisions réglementaires (CE Rubin de Servers 1962) surtout aux décisions individuelles d’application qui également peuvent être déférées au Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE 23 octobre 1964).
Le gouvernement continue à exercer ses fonctions habituelles, mais en respectant les mesures exigées par les circonstances. Quant au parlement, il se réunit de plein droit pendant toute la durée de l’article 16 et continue d’exercer ses pouvoirs législatifs et de contrôle habituel du gouvernement.
Il peut donc censurer le gouvernement, voter des lois, mais son pouvoir est réduit du fait de l’article 16.
La durée d’application : On distingue entre la durée d’application de l’article 16 et la durée d’effets des décisions prises en application de cet article.
-La durée d’application de l’article 16 doit se limiter au strict nécessaire. Elle cesse dès que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est assuré. Mais dans la pratique, la décision de fin d’application est laissée à l’appréciation du Président.
Même si l’article 16 est tombé en désuétude, il demeure en vigueur car encore mentionné dans la constitution.
II-Un Président de la République « dévoilé »
Pour la Tunisie, on ne peut comprendre la portée et la signification de l’article 80 en se reportant à l’article 16 précité.
Par ailleurs et surtout, le Président Kaïs Saïd a multiplié les mesures et les décisions illégales concernant surtout des fonctionnaires. La connaissance de la jurisprudence administrative est utile parce qu’elle permet aux fonctionnaires tunisiens de connaître leur statut.
Comme l’article 16, l’article 80 de la constitution qui reprend l’article 16 avec ses conditions de fond, forme permet au président de la République de se saisir de tous les pouvoirs en cas de nécessité. C’est dans la conscience du Président que les citoyens doivent trouver leurs principales garanties. On comprend dans ces conditions que l’article 80 inspire aux citoyens les plus craintes, aux libertés et à la démocratie.
Dans l’exercice des pouvoirs de crise, l’article 80 précise que les mesures prises par le président ont pour objectif de garantir les plus brefs délais, le retour au fonctionnement normal des pouvoirs publics.
A lire les décisions du 25 juillet, on est frappé par le non-respect par le président des conditions de fond et de forme, prévus par l’article 80. Ainsi que, d’ailleurs, les pouvoirs publics et services publics, Il est clair que rien ne justifie le recours à l’article 80.
En réalité, l’article 80 apparait comme un simple paravent pour protéger l’inconstitutionnalité des décisions du 25 juillet. Plus généralement, il n’existe aucun texte constitutionnel, législatif et même à la limite réglementaire autorisant le chef de l’Etat d’exercer ces pouvoirs et cumuler les trois pouvoirs : législatif, judiciaire et exécutif.
Tout se passe comme si Kaïs Saïd a reçu une révélation l’autorisant à cumuler les trois pouvoirs et à considérer les décisions du 25 juillet comme « supra constitutionnel » et les décisions du Président comme infaillibles. Et pourtant il est prévu aisément à la constitution et notamment l’article 72 que le président est chef de l’Etat et le symbole de son unité. Il garantit son indépendance et sa continuité et veille au respect de la constitution.
Les juristes considèrent cette forme de cumul des pouvoirs comme, non seulement contraire à la constitution, mais également et surtout une usurpation du pouvoir.
En France, en 1961, le Général De Gaulle a fait recours à l’article 16 le 23 mars 1961, son utilisation est terminée fin mai, mais le Général De Gaulle a prorogé ses effets jusqu’au 29 septembre. Il a été accusé d’usurpateur.
Les pouvoirs exercés par Kaïs Saïdde depuis le 25 juillet constituent une usurpation du pouvoir et normalement n’ont aucun effet juridique.
1-Les faits accomplis
Pendant plus de dix ans de la révolution, les tunisiens attendaient un choc politique entrainant une transformation politique, économique, financiere et sociale. Mais aucun dirigeant politique ou syndical n’a osé entreprendre ces réformes. Les gouvernements n’ont trouvé mieux que l’endettement. Il en résulte que les dettes de l’Etat ont atteint des niveaux dangereux et nous ne sommes pas loin de la situation de 1868 avec comme conséquences l’installation en Tunisie, d’une nouvelle commission financière internationale.
Ces erreurs et inégalités ont contribué, d’une manière ou une autre, au développement de la crise du 25 juillet 2021.
Mais ces décisions du fait accompli ne peuvent durer longtemps et le retour aux règles démocratiques est inévitable.
2-La corruption
Aristote disait : « On ne peut faire une symphonie avec une seule note ». La politique actuelle du chef de l’Etat se ramène à une seule note répétée : la corruption comme s’il n’y a que ce seul problème et pourtant les problèmes fiscaux, économiques, sociaux sont aussi prioritaire. Pour ne citer qu’un exemple, celui de la fraude fiscale.
En Tunisie, l’évasion fiscale est énorme et elle est même garantissant. Les revenus déclarés par certaines catégories de contribuables sont sans comme mesure avec leur revenu, leur accroissement visible de patrimoine et les éléments de train de vue.
En 2014, selon l’étude d’un cabinet anglais, d’après la révolution, le nombre de milliardaires a augmenté de 17 %, leur fortune annuelle représente la moitié du budget de l’Etat. D’autre part, le coût de l’évasion s’élève à 70 % des recettes fiscales.
L’économie informelle, fondée essentiellement sur la contrebande représente jusqu’à 40% de la richesse nationale. Ces chiffres, certainement, se sont aggravées parce qu’il n’y a pas depuis 2014 une politique de lutte contre la fraude.
Il est certain que la lutte contre la corruption est une politique noble et courageuse et qui fera de la Tunisie dans l’avenir, un modèle. Mais le respect de la constitution et les légalités sont aussi importantes.
D’abord la lutte contre la corruption, qui est de longue date, ne relève pas de la compétence du Président de la République, mais des juges et de l’administration.
Certains pays, pour lutter contre la corruption ont créé des ministères de la corruption et des juridictions spécialisées à cet effet.
Par ailleurs, et s’agissant de la fraude fiscale, ce qui la caractérise actuellement en Tunisie la lutte contre la fraude, c’est un mélange de paresse, du fanatisme et d’incompétence.
Dans les faits la lutte contre la fraude repose en premier lieu sur la capacité de l’Etat de détecter la fraude, c'est-à-dire sur l’administration, seulement et en second lieu sur la loi et la sanction, car la simple connaissance par le contribuable que l’Etat est en mesure de détecter la fraude peut à lui-seul contribuer à prévenir la fraude.
En Suède, l’administration de finances est ramenée à cinq cents (500) fonctionnaires, le surplus est placé dans les agences.
Il s’agit d’une structure séparée du ministère des finances, dotée d’une autonomie de gestion et dirigée par un conseil d’administration.
Ces agences sont au trois : l’agence de contrôle fiscal, agence de recouvrement et une agence de la douane. Ces agences ont donné de bons résultats. La Tunisie dont s’inspirer de cette expérience, surtout, recruter des jeunes et les soumettre à la méthode « information – recrutement ».
Retour au peuple
Nous sommes aujourd’hui face à une rupture radicale entre les classes sociales. Le pays a besoin de prendre des décisions douloureuses, car ceux qui ont gouverné pendant dix ans n’ont pas traité avec sérieux les réformes. En clair, la nouvelle situation du pays exige des réformes qu’aucun gouvernement précédent n’a osé entreprendre. Il n’est pas pire faute que de cacher au peuple la réalité. Il faut tout dire au peuple : où l’on est, ce qui fonctionne et ce qui est en panne également, les dirigeants qui ont contribué à la dégradation du pays.
Cela dit, on ne refait pas le passé. Comment sortir de cette crise profonde qui va malheureusement se maintenir.
Le ras – le bol des tunisiens est justifié. Il est dangereux d’opposer les catégories les unes aux autres. Par ailleurs on ne peut pas continuer admettre des gouvernements sans le peuple et des élections par défaut.
Cela étant exposé trois remarques s’imposent d’emblée à l’observation.
1-Le premier est le mode électoral
Le système proportionnel, comme d’ailleurs à la IV République a fait le malheur de la Tunisie. Il a tué la politique et exclu de la compétence politique ceux qui pourraient porter une parole appelant à la réforme.
Sur plus d’un point, les divers gouverneurs issus de la révolution de 2011 rappelle la situation de la IV République. A l’époque on reprochait au régime de la IV République d’être un régime faible. Des coalitions mal ficelées et incapables de trancher et de décider. Ils ont conduit à l’immobilisme et à l’impuissance.
Comme le personnel politique français, les gouvernements tunisiens qui se sont succédés après la révolution ont pour devise, en matière politique, ne rien faire tout en donnant l’illusion de l’action.
En France, la crise de l’IVème République a finalement trouvé une solution par l’appel à une personnalité hors norme, Le Général De gaule. Il a été inverti en 1958 par la chambre des députés avec les pleins pouvoirs.
En Tunisie en l’absence d’un président de la République jouissant d’un charisme et de l’autorité pour convaincre de la nécessité des sacrifices exigés, il faut conseiller d’appliquer ce qui a marché dans d’autres pays, notamment la France, plutôt que ce que plait à certains dirigeants. Pour faire court, il est nécessaire que l’assemblée actuelle désigne un gouvernement de compétences . A défaut, dissoudre l’assemblée actuelle et procéder à des élections ou un nouveau mode électoral et des nouvelles bases dignes des aspirations de la révolution.
2-La deuxième est sans doute l’incapacité des dirigeants qui ont pris le pouvoir après la révolution, à traduire en décisions cohérentes les attentes du corps social.
Il est frappant que ces dirigeants réagissent comme s’il n’y avait pas eu de révolution et comme si le pays n’était pas réellement plongé dans une profonde crise économique et sociale.
Ils n’ont pas compris, que pour la majorité des tunisiens, la révolution est beaucoup moins la conquête du pouvoir politique, que l’introduction dans la société tunisienne de valeurs nouvelles impliquant une réorganisation des rapports essentiels, c'est-à-dire non seulement l’accès à la liberté et à la dignité mais également et surtout à la justice sociale. Mais les nouveaux acteurs politiques qui n’ont pas pris ou ont pris tardivement la révolution, l’ont vite récupéré, l’ont enfermé dans le passé.
Ils n’ont pas compris également qu’il s’agit d’une révolution socio-économique qui se distingue de la révolution politique par l’ampleur des transformations.
3-Le troisième : Le droit des jeunes tunisiens au travail
Les jeunes tunisiens ne croient plus au père Noel fut-il coiffé d’un Chapka.
Les inégalités sont chaque jour plus criantes, l’investissement est en berne et l’éduction en petite forme.
Le taux de chômage des jeunes, qui s’accentue de jour en jour pour attendre 40% et pourtant la Tunisie dispose des cadres de haut-niveau. Aucun effort n’a été effectué pendant les dix dernières années.
En 1993, la Suède, en difficulté économie a procédé à une nouvelle politique en matière d’emploi a prévu une nouvelle politique d’emploi basée sur la règle « formation-recrutement ». Elle a donné d’excellents résultats.
A moins de retourner en arrière, il est nécessaire d’admettre que la crise économique, financière et sociale ne peut se résoudre, en promesse et en lutte contre la corruption. Les réalités se vengeront quand les crises qui rôdent autour de nous, quand la concentration des richesses et des pouvoirs sera insupportable, le peuple se réveillera.
Faut-il le rappeler, dans le temps moderne, les révolutions n’ont pas besoin d’éclater pour produire les effets. Les tunisiens modestes ou les chômeurs n’ont qu’à affirmer leurs revendications dont l’essentiel tiennent au chômage, à la pauvreté et la dégradation des moyens de la masse.
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